- Alexei...
- Oui, ma chérie ?

Un frémissement d'hésitation parcourut ma colonne vertébrale. Je me rapprochais un peu plus encore de l'homme étendu à mes côtés. Je sentis ses mains sur ma peau.

- Tu penses que notre vie aurait pu être différente ?

Il ne fallait pas se méprendre. J'adorais ma vie. J'étais née avec une cuillère d'argent dans la bouche. Vassili, mon père, était un haut général dans l'armée russe. Ma mère, fille de diplomate, était tombée sous son charme dans sa jeunesse. Puis étaient arrivées moi, Vassilissa et ma soeur, Sirina. J'avais toujours eu ce que je désirais. Mon père était souvent absent du à ses fonctions, mais ma mère avait su me transmettre les importantes leçons de la vie. J'ai eu une enfance heureuse. Ma mère, à présent décédée, me manquait énormément. Mais j'avais pu fonder ma propre famille, et j'en étais à la fois fière et heureuse.

- Que veux-tu dire, ma belle ?

Attrapant le drap, je me redressais un petit peu, suffisamment pour ancrer mon regard au sien.

- La vie que l'on mène... Te convient-elle ? Je veux dire... Nous avons les moyens de nous voir, malgré tout. J'ai la chance d'avoir un époux compréhensif et qui me connait. Qui me fait confiance et qui me laisse te rejoindre. Tout va pour le mieux. J'ai un fils magnifique, et pourtant...

Je fis une pause, laissant mon regard se perdre dans le vide. J'hésitais sur les mots à utiliser. Etais-je malheureuse? Non. Mais j'avais parfois l'impression que quelque chose manquait. Etait-ce le fait que j'étais mariée à un homme que je n'aimais pas comme j'aimais Alexei ? Non, Ivan prenait soin de moi, peut-être plus qu'aucun époux ne l'aurait jamais fait. Etait-ce le fait que mon fils n'était pas mon fils ? Je me souvenais du moment où j'étais allée le chercher, au fin fond de la Sibérie. Un enfant qui n'était pas voulu par sa famille. En croisant son regard, j'ai tout de suite su qu'il serait mon fils. Après un appel à mon cher et tendre, nous avions décidé qu'il serait celui que nous allions choisir. J'étais alors revenue de mon exil pour "repos" avec mon enfant, notre enfant, dans les bras.

- Pourtant, j'ai ce curieux sentiment, comme si je voulais plus, comme si j'avais besoin de plus.

Notre vie à Ivan et moi avait toujours été remplie d'affection, de compréhension, de patience. Une certaine forme d'amour, finalement. Pas celle qui mène traditionnellement à un mariage. Mais c'était notre pacte. Je l'épousais afin de faire plaisir à mon père, qui n'approuvait pas Alexei. Il m'épousait afin de faire taire les rumeurs et de prouver qu'il était hétérosexuel. Une entente mutuelle, en somme. Le mariage avait été rapide après notre décision, et somptueux. Les premiers jours de notre vie conjugale avaient été un peu plus compliqués. Nous avions vécu jusqu'à présent en tant que bons amis. Et nous étions confrontés à un nouveau problème : où tracer la ligne entre amour et amitié ? Notre histoire devait en plus avoir l'air véridique. Comment simuler un amour éternel là où il n'y avait qu'une forte complicité et beaucoup de tendresse ? Mais nous étions arrivés. Aujourd'hui, nous étions à la tête d'une petite famille soudée, qui faisait illusion auprès des gens de la haute. Mes cours de yoga me donnaient le parfait alibi pour m'éclipser discrètement auprès de mon amant, qui habitait tout près. Tout le monde n'y voyait que du feu.

Alexei poussa un léger soupir.

- Es-tu en train de me demander si j'aurais aimé t'épouser ? Tu connais la réponse à cette question.

Effectivement, je connaissais la réponse. Nous étions trop différents. Nous n'aurions jamais pu nous marier, malgré tout l'amour que l'on se portait. Il n'était pas approuvé par mon père, et dans une famille telle que la notre, tout était dans le "qu'en dira-t-on" et le paraître. Nous n'aurions jamais pu nous marier, et pourtant, l'envie ne manquait pas.

- Je suis reconnaissant envers Ivan, cependant. Il prend soin de toi. Je vois que tu es heureuse. Tu n'es pas à moi, pas entièrement à moi. Mais si c'est le prix à payer pour que tu sois heureuse, je le paie volontiers.

Je me sentis sourire. Je me tournais vers lui pour déposer un baiser sur ses lèvres. Il passa sa main dans mes cheveux.

- Tu as raison.
- C'est pour cela que tu m'aimes ! (rires)
- Ne dis pas de bêtises ! Je devrais essayer de dormir un peu, nous avons une soirée mondaine avec Ivan demain.
- Oui, tu devrais... me répondit-il en enfouissant sa tête dans ma nuque et en me couvrant de baisers.